Par Lucien Chardon
Les pauvres ont leur place assignée dans ce monde. Douze heures par jour, de dix à soixante-dix ans, ils besognent dans des usines poussiéreuses et qui menacent d’exploser ; ils dépensent leur petit pécule dans du coca-cola, des marlboro et toutes ces autres œuvres de l’ingéniosité humaine ; et ils meurent tôt de l’usure de cette existence. Le décor est planté, le scénario écrit ; aux pauvres de le jouer. Bien sûr, ils peuvent improviser entre les scènes imposées des instants de folklore, s’épouser, s’amuser, mais l’essentiel doit demeurer intact et le film être tourné.
Pourquoi certains s’entêtent-ils à en brouiller les plans, les malheureux ? Cette question touche au mystère de l’ingratitude des hommes, surtout les plus démunis. Une vie laborieuse et pleine leur est tracée, qu’ils brisent tout net. Et de s’adonner à des occupations vaines, vaines et dispendieuses ! Repoussant loin d’eux pécule et coca-cola et marlboro, ils vont paître des troupeaux étiques par les déserts, ou bêchent sans fin l’aridité du sol, ou même encore s’exilent en des places hostiles pour se livrer à la superstition. C’est à peine s’ils survivent à eux-mêmes, et ils s’occupent encore de procréer abondamment des plus misérables qu’eux ! Alors que réunis sous les auspices d’une industrie rigoureuse, rendus à la prébende des marchands mondiaux, ils pourraient contribuer à la marche splendide de l’économie !
Certains pauvres se soustraient donc au fonctionnement du monde et attentent à sa prospérité. La chose mérite d’être notée et, par période, punie. La misère n’est tolérable que circonscrite, soit dans le cercle de la production, soit dans celui de l’aumône (l’industrie a inventé ce raffinement extrême par lequel on soudoie sa conscience à petit prix). Hors de ces pratiques, la pauvreté est criminelle.
Pour l’éradiquer, les moyens sont heureusement variés et connus. Ou bien on dresse les miséreux les uns contre les autres selon les chimères qu’ils adorent — l’ethnie, l’idole, l’argent même ! — et on arme les belligérants pour hâter leur mutuelle extermination. Ou bien on se met soi-même à la tâche, mais de loin pour ne pas risquer d’en pâtir, et on répand missiles, bombes ou toxiques sur les indigents insoumis. (Est-il besoin de préciser qu’il ne peut nullement être question de « civils » hors de la civilisation ? Le terme de « rebelles » désigne assez ces nécessiteux qu’on pourchasse.) Ou bien encore on organise quelque vaste famine ou terrible épidémie, qu’on laisse ensuite faire son œuvre. (Cette dernière solution est la plus favorable au développement des affaires de l’aumône. Rien ne se perd vraiment.)
Cet ordre est-il révolu ?
Quelques pauvres, qui ne se satisfont pas de produire et de rendre l’argent gagné — ou de mourir — au profit d’une poignée de conglomérats prospères, ont renoncé à s’entretuer aussi. La guerre qu’on leur a inoculée, c’est contre les nantis qu’ils la portent désormais. Ils n’ont rien à perdre, les miséreux, et les riches les combattent en vain en voulant les affamer : cela change si peu leur condition. Les armes de l’embargo ou de la spoliation, que les fortunés redoutent tant, laissent indifférents ceux qu’elles ne peuvent priver de rien, étant déjà dépourvus de tout. Ceux-là n’ont qu’Allah. Qui le leur retirera ? S’ils possèdent la vie, ce n’est même pas sûr. Leurs vies se marchandent, s’écrasent, s’oublient. À peine alimentent-elles quelques statistiques. Seul Allah est leur partage ; c’est de lui qu’ils vivent. Les armes que les riches ont fournies : à Allah ! Les dollars que les riches ont versés — pétrole ou aumône — : à Allah ! Les études prestigieuses dans les universités de l’Occident : à Allah encore ! Les riches ont inventé des films où les massacres sont spectaculaires : leur massacre sera spectaculaire aussi. Tout ce que les riches ont donné leur sera rendu par Allah.
Par delà les frontières factices qu’une diplomatie caduque entretient de traités en conférences, les pauvres se retrouvent, s’unissent, s’émulent pour vaincre. Les riches, affairés à décompter le monde pour se le partager, ne voient pas ce tissu qui se trame obscurément. Ils ne peuvent pas le voir, car il n’y a rien là qui se possède. L’armée des pauvres ainsi se constitue, soudée par le désintérêt de soi, au contraire des armées mercenaires des nantis. Si ces armées s’affrontent un jour, les riches l’emporteront-ils ? Sera-ce la fin de la pauvreté ?