Par Lucien Chardon
« Tu n’auras pas d’autres dieux devant Ma face. Tu ne te feras ni image sculptée ni aucune représentation de ce qui est en haut dans le ciel ou en bas sur la terre ou dans l’eau sous la terre. Tu ne te prosterneras pas devant elles et tu ne les serviras pas. » (Exode 20, 3-5)
Nous n’avons plus de ces autels où les Anciens brûlaient de l’encens et portaient des offrandes. Nous n’avons plus ces statues qui rayonnaient la gloire de la Grèce, ni de fées dans les bois reculés. Nous n’avons plus ni les processions grandioses qui scandaient la vie des royaumes, ni les rituels magiques qui accompagnaient les gestes quotidiens. Les dieux lares ont quitté appartements et pavillons, et l’Olympe est une montagne où paissent les chèvres et passent les touristes. Les pythies sont descendues de leurs trépieds ; en fait de chamane, il reste des charlatans. Et les mythes qui enchantaient l’univers et qui explicitaient son ordre le plus profond, sont devenus des histoires pour les enfants. D’idole, il n’y a plus. Les stèles et les totems sont rangés au musée, les statuettes chez les brocanteurs, les mânes des ancêtres dans les colombariums.
Nous sommes post-idolâtres, comme la philosophie est post-critique. Les calembredaines de la piété primitive sont d’avant ; nous les avons dépassées, une fois pour toutes. Si l’on fait mémoire de la première table du Décalogues, c’est pour se féliciter des progrès que l’humanité a accomplis depuis les temps du Sinaï fumant. Nos préoccupations modernes sont positives désormais : la santé, l’écologie, la finance, et combien de choses si intéressantes !
Allons, nous voilà débarrassés de l’idolâtrie. Le christianisme avait ouvert la voie, et la science a brisé les derniers reliquaires de la superstition. Ouf !
Vraiment ? Prétendre surplomber le premier commandement de Dieu, c’est se payer de grandeur à bon prix. Ne prenons pas nos prédécesseurs pour des crétins : qui sommes-nous pour juger que nous valons mieux qu’eux ? S’ils n’étaient pas morts, leur dirions-nous en face ?
Regardons-y froidement. Les Cicéron et les César croyaient-ils que le marbre des statues qu’ils honoraient protégeait Rome ? Attila mettait-il sa confiance dans les boyaux de volatiles éventrés ? Les empereurs de Chine imaginaient-ils que quelques grains d’encens brûlés dans une pagode feraient basculer l’univers à leur avantage ? Tous ignoraient-ils le caractère symbolique de leurs dévotions ? Certes non.
On dépeint aussi trop volontiers ces grandes figures en voltairiens d’avant l’heure, qui sacrifiaient aux idoles pour satisfaire un peuple superstitieux, sans y souscrire eux-mêmes. Rien, absolument rien dans les documents antiques, ne valide cette thèse qui nous flatte dans nos postures d’esprits forts. Ces hommes étaient sincères dans leur religion : tout l’atteste.
Certes, les prophètes juifs ironisaient sur les adorateurs d’amulettes, pour leur opposer le vrai Dieu, libre des fabulations humaines : « Leurs idoles sont d’argent et d’or, faites de main d’homme. Elles ont une bouche et ne parlent pas, des yeux et ne voient pas, des oreilles et n'entendent pas, un nez et ne sentent pas, des mains et ne touchent pas, des pieds et ne marchent pas ; leur gorge ne rend aucun son. Ceux qui les ont faites et ceux qui se confient en elles, ils leur ressemblent ! » (Psaume 115, 5-8, voir aussi Sagesse 13-15)
Et nous, plus crédules que des sauvages, nous tenons la caricature pour un portrait fidèle des mœurs de jadis ! Ô savants que nous sommes ! Notre seule supériorité est d’enflure.
Les faits sont simples. Comme nous, nos ancêtres essayaient de se concilier les forces qui leur échappaient, et comme la nôtre, leurs sociétés étaient cimentées par des rites publics où elles communiaient. Le tout s’appelle aujourd’hui politique.
Venons à notre bêtise, maintenant. Nous parlons de religion sur le principe implicite que celle-ci se rapporte au divin. Soit, mais qu’est-ce que dieu ? On désigne alors un vieillard nimbé dans les nuages au sommet des montagnes, entre Zeus olympien et Jéhovah romantique, ou encore une puissance occulte qui hante les espaces à la manière d’un fantôme. Trêve de stupidités, nul n’y croit, à ce dieu pour athées, à cette image bricolée pour les besoins de l’incroyance.
Pour définir dieu, il existe deux plans de réponse, l’un ontologique, l’autre éthique (ou comportemental, pour employer le jargon actuel).
Au plan ontologique, dieu signifie l’être absolu, l’être sans cause, la réalité ultime. Si l’on veut spécifier cet absolu, trois voies sont ouvertes, et trois seulement. Soit dieu est la totalité de l’univers ; ce qui est, c’est le monde dans son entier et dans ses éléments ; les étants sont l’être ; telle est l’hypothèse matérialiste ou panthéiste. Soit dieu est l’esprit humain, dans sa double activité de connaissance et de volonté ; seule l’intelligence est, et le monde est sa projection ; telle est l’hypothèse idéaliste. Soit enfin dieu est distinct du monde et lui confère l’existence ; l’être est, et par lui les étants existent ; telle est l’hypothèse théiste.
Entre ces trois pistes, chacun trouve sa réponse. Ainsi, nul n’est athée. On est athée de telle ou telle conception de dieu, mais on considère nécessairement une réalité comme ultime, donc divine. C’est une affaire de définition.
Au plan comportemental, dieu est ce qui est vraiment important et qui donne sens à la vie. Pour le dire sans détour, dieu est ce qui justifie de tuer ou de mourir. Les candidats à ce rôle sont nombreux ; il suffit de suivre les cadavres pour les rencontrer : la patrie, la tribu, l’honneur, l’argent, le pouvoir, le sport, la mode, la sensualité, l’ivresse, la politique partisane... La liste du divin est celle des passions. La définition de dieu par les passions rend le polythéisme évident, et non plus saugrenu.
Or ces passions tendent à s’inscrire dans des institutions pour s’exercer sans détruire l’ordre social mais au contraire en le confortant. De telles institutions vivent par des rites : les matchs du week-end, les manifestations, le shopping, les infos, etc.
Regardons-nous vivre ! Pourquoi cet enthousiasme populaire aux grands événements sportifs ? Pourquoi une telle assiduité aux émissions télévisées ? D’où vient la ferveur lors des apparitions publiques des stars ? Et la cohue des soldes, et le footing du dimanche matin, et la frénésie des agioteurs à la publication des communiqués des autorités financières ? Mille cérémonials accompagnent l’accomplissement des grandes passions. Disons le mot : ce sont des liturgies, ce sont les rites de notre religion.
Et moi-même, combien de fois ai-je apporté mon hommage à ces déités de toc, et me suis-je rendu aux cérémonies de leur culte ? Je crains de voir jusqu’où mon cœur leur est attaché...
Allons plus loin : la conception comportementale de dieu finit par imposer la conception ontologique correspondante. Selon leur objet, les passions désignent l’absolu. Ce qu’on pense rejoint toujours ce qu’on vit. La religion est une.
Nos ancêtres se distinguaient de nous en ce qu’ils étaient plus lucides sur leur piété ; nous servons les mêmes dieux de la même manière, mais nous les voilons de mots trompeurs. Temps, argent, engagement intérieur, nos offrandes à ces causes révèlent notre zèle et nos dieux. Nous parlons d’utilité pour justifier ces actes de vénération, mais le critère de cette utilité est la valeur que nous accordons à certaines passions, laquelle se trouve être supérieure à tout.
Revoilà donc les idoles, inchangées depuis les siècles, avec toujours la foule de leurs adorateurs. Et revoilà alors le commandement premier : « Je Suis l’Éternel ton Dieu qui t’ai tiré d’Égypte, le pays de servitude. Tu n’auras pas d’autres dieux devant Moi » (Deutéronome 5, 6-7).
Jésus avait bien expliqué que quiconque aime son enfant plus que Lui viole cet ordre (Matthieu 10, 37). Saint Paul avait ajouté que la cupidité est une idolâtrie (Colossiens 3, 5). Même le 19e siècle avait dépoussiéré le mot d’idole pour désigner les célébrités de l’art, suivi par la modernité tardive qui nomme leurs admirateurs des fanatiques, ou « fans ». Les maîtres des Bourses se font appeler gourous. Enfin, dernière divinité et la plus grande, l’égo : le moi de la psychanalyse, le je des philosophes. Que faut-il de plus pour nous convaincre que nous vénérons des dieux vains et que telle est notre religion ?
Mais rien n’y fait. L’Occidental mon voisin reste persuadé qu’il est post-idolâtre, que dieu est un barbu lointain dont on se passe, que les superstitieux sont les autres, que la politique et la religion sont deux ordres distincts, que l’économie est une science sans voir un seul instant qu’il s’agit de la mythologie contemporaine, que la télévision est un loisir et non le temple de notre temps, que la consommation est une activité utile alors qu’elle est un culte.
Dans quelques siècles, nos descendants se gausseront de notre naïveté et de nos fanfaronnades !