Par Lucien Chardon
Il serait vain de recenser l’entière bêtise qui institue la Sorbonne le reliquaire des sanies de l’Europe ; ses pierres mêmes la transpirent. Je crains parfois que tous les anges du Jugement Dernier ne suffisent pas à la rapporter, et que le Rédempteur doive rendre le gouffre à son Néant sans avoir pu l’examiner dans ses infinis tréfonds.
Pour mémoire, rappelons que, depuis un demi-millénaire, cette léproserie de l’intelligence est l’avortoir de toute pensée, l’hospice des enflures lauréates, le fumier sous la botte du Prince. Les étudiants sont les éboueurs désignés de ces latrines de l’esprit. Ils jubilent d’essuyer les déjections dont leurs maîtres les salissent. Puis souillés tellement, ils deviennent à leur tour les déféqueurs publics, et à leur tour réalisent la prestidigieuse transmutation d’une jeunesse en boue vénéneuse. Un demi-millénaire de tradition de prurit, c’est la seule gloire de la Sorbonne, vaste hippodrome de la stupidité.
Je me limiterai, par méthode, à deux cas symptomatiques. Qu’on se rassure, d’aucuns s’y retrouveront.
La Pusillanimité
L’homme passe pour avoir quelque génie – le professeur n’en a certainement aucun. Ce lac de néant répand sa vacuité sur les crânes creux de l’estudiantine population : parfaite osmose, parfaite révélation de la supercherie universitaire. Si une leçon consiste à déverser ses hoquets dans la bouche ouverte de mômes, si un cours est une effroyable distension du temps avec du rien, C*, en sa qualité de carpette du savoir, est un maître sans conteste.
Il exerce une même application à tous les sujets, une égale profondeur, une égale analyse. Rien n’échappe à son discernement, ni les subtilités du jeu dans les codicilles de Platon, ni les occurrences lexicales les plus infimes, les plus insignifiantes, ni le raffinements des distinction entre l’altérité du même et l’identité du différent. Qui ne s’extasierait devant de si vertigineuses voltiges dans l’art de l’illusionnisme intellectuel ?
Voûté sous des cheveux luisants et mi-longs, la nuque baissée sous le poids de l’érudition oiseuse, le pédant sublime sait peupler l’air du flot inane de ses défécations oratoires. Jamais, ô grand jamais! l’ombre d’une seule idée n’a traversé les longueurs de ses élocutions. L’ange de la mort plane sur ce désert. Exilée, la pensée pleure, et personne ne l’entend derrière le murmure incessant de C* absorbé à disséquer force viscères de mouches. Le bourdonnement de ses heu-heu avorte toute réflexion. L’auditoire a l’inertie d’une vomissure.
Compilateur des chiures de ciron, C* sue terriblement à cette tâche énorme, ses cheveux se collent à son front, ses mains moites remuent fébrilement la poussière des livres qu’il ânonne. Un sommeil de putréfaction s’étend sur l’amphithéâtre. Le temps se dissout dans l’abjection de sa rhétorique. Mais chaque mot qu’il lâche crie contre sa vanité, contre la béance qui infuse l’espace.
La première commission sanitaire, avec ses buses d’administrateurs et ses médecins redoutablement ignares, aurait interdit cette pestilence de la raison, fermé les portes, interné le consternant répétiteur.
Me revient, comme en cauchemar, l’horreur de son empirique présence. Nul n’osa porter jamais les antiquités vestimentaires dont il s’affuble. Sa seule apparence remplirait un complet traité des bizarreries improbables et chaque fois uniques que l’humanité créa pour manifester sa misère. Je rougis pour lui de son grotesque. Son attirail de tissus usés et de modes qui ne prirent pas crée un malaise profond par la preuve qu’il donne de l’incapacité triste de cet hominidé à la plus élémentaire réflexivité.
Mais la foule ancillaire des resuceurs d’étrons cervicaux nomme notre plantigrade comme un modèle pour son temps. Déjà, le fat a conchié une œuvre pour la postérité ; déjà, la gloire lèche la graisse de ses sous-vêtements ; déjà, le Charon du savoir s’emploie à châtrer tout ce qui lui porterait ombrage pour sauver sa moisissure des trop justes raclées du temps. Et ses livres lui feront un élégant linceul quand il crèvera dans la satisfaction éternelle d’avoir accompli la plénitude de la nausée en sa personne.
Sa charogne, sans doute, dégoûtera même les chiens qui urinent sous ses pas dans la rue. Mais lui se satisfait d’être grand dans un petit monde. Car il ne doit sa gloriole qu’à son étroitesse d’âme, à son talent de disparaître dans des timidités ridicules. La plus totale inconscience le porte vers l’immortel mérite d’avoir beaucoup parlé sans avoir jamais rien dit. Il est heureux, il babille de plaisir, roulé dans sa naïve suffisance.
Le Mensonge
L’assassin le plus pernicieux n’est pas le terroriste qui frappe sans prévenir dans la foule anonyme, ni le sanguinaire que traque la folie, mais sans doute celui qui tue pour rien, pour l’hygiène. Il sait l’art de la société ; il passe pour affable et, au besoin, pour charmeur. Mais, ensemble qu’il serrera une main avec affection et la voix troublée par l’émotion, il mêlera de l’autre main ses toxiques subtils au vin de la sincérité.
Je ne sais de plus haute vertu évangélique que celle où la main droite ignore ce que fait la main gauche. Quand on me répète que notre homicide a embrassé la Voie, c’est à cette vertu que je songe.
Toute sa personne est un mensonge. Ses allures bonhomme dissimulent une traîtrise toujours ingénieuse. M* sait séduire et ne séduit que pour défaire. Il distille ses poisons capiteux dans des alambics taillés dans la beauté du Diable. Son breuvage fourbe assèche le palais, excite les papilles, mord tendrement la gorge et caresse le ventre, puis empoigne le cœur et l’arrache et le jette à la fange, mais avec quelle douceur !
Croit-on discerner le poison ? Le vin se mue sous notre langue et son aigreur est délicieuse. Distingue-t-on quelque goût double ? La liqueur prend la limpidité des eaux du ciel. Cherche-t-on quelque trace du maléfice ? Chaque partie est pure, chaque goutte est irréprochable de splendeur. Où donc est le poison ? Partout.
Le poison naît des lèvres du bonimenteur. Le poison coule de sa personne. Le don même de sa science perpètre l’assassinat. Comprenne qui pourra.
Il hait la vérité. Je l’accuse de haine. Quoi qu’il dise, quelques profondes que nous parurent ses paroles, elles n’en charriaient pas moins cette amère détestation.
La seule appétition de ce petit théologien, prêtre d’une pensée à l’agonie, est de plaire. Homme mûr et suave, il se sait faire aimable. Sa personne émane un charme trop sûr sous le négligé coloré de sa vêtition. Alors il prodigue ses couleuvres, par lui devenues désirables. L’auditoire ému avale et rote de contentement.
Et gazouille le professeur perché sur son estrade, et les petits vieux gloussent de plaisir ; et se rengorge-t-il, coq en plâtre de l’élucubration, les petits vieux imaginent embrasser la splendeur sous cette contrefaçon de l’esprit. Le vicieux sait y faire, il se place avantageusement sous les auspices de la meilleure métaphysique. Érudit talentueux à l’intelligence vive, c’est sur des bases saines qu’il bâtit son temple de papier mâché.
Il étourdit son public par un déballage préliminaire de belle allure, de bonne facture, pour asservir sa science à une théologie de pacotille. Qu’est-ce ? Un monisme de bazar, un syncrétisme illuministe, un occultisme de bas étage, – rien : un bâtard de religion, de l’hérésie à usage de petit bourgeois.
M* n’est, somme toute, qu’un grand tripoteur de cendres de bûcher.
Prophète babillard, bateleur à la foire de la gnose, il brade ses déchets de spiritualité. Il se prostitue la philosophie et l’éloquence. Mais la philosophie le gêne ; il la défigure d’autant plus qu’il pressent et abhorre la Vérité ; il la bafoue d’autant mieux qu’il se pose comme son serviteur et défenseur, qu’il la devine pourtant. Son vice est de se complaire dans cette imposture.
Et personne semble n’avoir jamais vu la duperie.
Appendice
Le tableau serait incomplet si l’on ne faisait pas mention, ici, d’un besogneux kantien dont le nom s’afficha sur des volumes d’effroyable ennui, mais qui fut remarqué par quelques décavés des cénacles troufion de l’ignorance autorisée. Cocufiant philosophie et bon sens, à la remorque de modes que des scribouilleurs obscurs d’Outre-Atlantique décidèrent il y a un quart de siècle, P* mène brillante carrière dans l’Institution de la Bêtise, et ses leçons sont des rendez-vous où l’on se presse.
Un élan de ferveur me fit lui dédier la prose qui suit :
Petit poisson tourne dans son bocal, et
le bocal est plus petit encore, mais c’est un beau voyage ;
l’eau en est tiède et le verre en est lisse.
Et puis le rond n’est pas sans
perfection, n’est-ce pas ?
Enfin le bocal, on l’ignore trop
souvent, présente un avantage immense : il grossit ce qu’il
contient. Que l’on est mieux visible ainsi tournant !