Par Lucien Chardon
L’œil rapide ne voit que ce qu’il veut bien voir. La foule hétérogène, l’élégante modernité qu’affichent la Cité et les Docks, la fourmillante activité qui s’y développe, masquent mal pourtant que Londres est morte.
– Morte ! se récriera-t-on, mais voyez justement !
Un cadavre, tout intact qu’il paraisse, n’en est pas moins cadavre. Je vois bien le grouillement des vers, mais nullement le souffle de la vie.
Il ne s’agit ici ni de l’indigence spirituelle où étouffe le peuple anglais, ni de la dissolution qui emporte la société. Je ne déplorerai pas le désert des églises ou l’indifférence dévolue au prochain là-bas. Quelques grandes âmes, quelques saints, suffisent à porter une nation. La plaie était ailleurs.
J’avoue qu’il est inhabituel de prononcer l’oraison funèbre d’une ville que la guerre a depuis longtemps épargné, et qui semble gagner même en prospérité. Mais qu’un esprit peu averti ne confonde pas le linceul avec le voile des noces, ni le cercueil avec le lit nuptial. Cette apparence de prospérité ne doit pas faire illusion sur sa contrepartie.
Nul n’ignore que les îles britanniques n’ont de richesse que par Londres, et Londres par sa Cité. La seule vertu de la Cité est de concentrer un certain nombre de bourses où des masses immenses d’argent circulent. Les combinateurs financiers et autres spéculateurs qui prospèrent là ont pour occupation de se servir sur ces flux et de les augmenter. Quel service rendent-ils pour justifier cette ponction ? La réponse donnée est simple : ils contribuent à la répartition internationale optimale des liquidités disponibles. Or la légitimité du commerce est que l’échange doit enrichir les deux parties. Les économistes ne disent pas autre chose quand ils décrivent l’égalisation des utilités marginales dans l’échange commercial. Considérons donc la contrepartie de l’activité des bourses de Londres : les liquidités circulent. Où vont-elles ? Ces liquidités vont se placer là où les rendements sont les plus élevés. Cet argent donc va et vient, non pas selon les besoins qu’on en a, mais selon la capacité qu’on a à le rémunérer. Faut-il s’étendre sur la conclusion qui s’impose ? l’argent va aux riches.
Quelle est alors la contrepartie de l’activité de la Cité, sinon d’absorber l’argent où il manque déjà, faute de moyens pour le retenir, afin de compenser les carences temporaires de liquidités des pays riches ? La fortune de Londres ne repose pas sur un échange légitime, puisque l’autre partie y perd pour moitié.
– Mais une ville meurt-elle d’être une ville de brigands ?
– J’y viens. Que vaut ce qu’on y vole ?
L’opulence fallacieuse de Londres est le revers de la misère entretenue ailleurs. Elle ne tient qu’à la servitude et à la résignation de ces malheureux. Que demain les loqueteux du monde refusent de payer, il ne restera rien. Et sans attendre ce jour, le jugement en est déjà prononcé et mystérieusement exécuté. L’argent ne vaut que la valeur qui lui est reconnue, – quelle est la valeur d’actifs dont la contrepartie est l’agonie de la majorité du monde ? Le voile ténu des chiffres crève sous la poussière qu’il devait contenir. Le cadavre est là.
Le peuple qui a, sans le savoir, communié à cette ignominie, et qui a cru en vivre, ne se relève pas, abîmé avec elle.
Il ne s’agit plus de saints, il ne s’agit plus de héros. La mort est là, et les sacrements ne servent plus de rien. C’est à la Résurrection que j’en appelle. Puisse Dieu, dans l’avènement de Son Esprit, rendre Londres à la vie et rendre vie aux miséreux emportés par sa pourriture. Puisse Dieu, selon sa grande bonté, ne pas oublier les assassins et les assassinés que la mort a réunis. Puisse Dieu, dans Son Amour et selon Son Image, renouveler la face des gisants de la terre.