Par Lucien Chardon
Lier la croissance à la consommation est un non-sens économique, mais une vérité ontologique. Une vérité qui nous accuse.
À force de martèlement, de rabâchage, de réitération, de radotage forcené par toutes les autorités, par tous les oracles et les censeurs du temps présent, la croyance s’st ancrée dans le public que la consommation fait la croissance. Surprenante conception, à rebours de l’enseignement de trois siècles d’économie politique. Car il est clair et prouvé que l’investissement seul est le moteur de la croissance. En théorie keynésienne, cela se nomme le multiplicateur ; en théorie marxiste, le capital ; en théorie classique, l’offre. Le fond de la question ne pose aucune difficulté : la croissance est celle du produit ; le produit se décompose entre consommation et investissement ; et l’investissement est par définition ce qui permet d’accroître le produit futur. La consommation par elle-même ne génère rien de plus, donc pousse à la stagnation.
Et pourtant le mantra va son cours : consommer plus et davantage, et la croissance nous sauvera ! Achetez, détruisez, immolez dans un potlatch immense autant que vous pourrez : les affaires tourneront alors à plein, faisant jaillir la fortune comme le pétrole d’un derrick ! Et l’on y croit, et l’on y court !
Tant d’obstination par tant de sommités dans une erreur aussi manifeste m’interroge. Comprenons-nous bien le sens de ce que nous disons ?
Consommer pour croître : détruire les choses pour s’en approprier la substance, comme le feu consomme le bois pour chauffer, comme l’adolescent consomme le hamburger pour grandir (et grossir). La consommation est la loi de la vie organique. Mais cette loi a une contrepartie nécessaire, qui l’équilibre : être consommé. Le vivant consomme, croît, puis lui-même est consommé par un autre vivant. « Il faut qu’Il grandisse et que je décroisse » (Jean 3, 30).
Si donc la France croît, aux dépens de qui le fera-t-elle ? Qui épuiserons-nous ? Qui consommerons-nous ? De qui serons-nous les prédateurs ? Seront-ce d’autres peuples, privés à mesure que nous nous gaverons ? Ou nos enfants, à qui nous laisserons une terre dévastée et stérile ?
Alors, tout sera consommé, tout sera accompli, selon le sens ultime de ce vaste mot. Notre course à la croissance, notre lutte pour jouir de tout, pour dévorer toute la substance possible afin de nous exhausser de notre trop humaine condition, notre insatiable avidité et notre formidable orgueil, tout cela conduira à l’achèvement des temps, à notre définitive consommation dans l’éternité. Et nous rendrons compte pour compte ce que nous aurons brûlé dans notre vaine élévation.